PÉRIGNAC : TISON ET ANGÉLO

TISON ET ANGÉLO

Nous avons tous déjà vu des images représentant les démons de l’enfer. Mais si nous le demandions aux diables ce qu’ils en pensent, ils nous répondraient sans doute que nous nous sommes tous laissés impressionner par une publicité démoniaque, destinée à nous laisser croire que les démons n’ont rien d’autre à faire que se chauffer dans les flammes. En réalité, les petits diables par exemple, doivent fréquenter l’école comme tout le monde et travailler plus tard dans ce genre de bidonville appelé, Enfer. C’est pour cela que ce n’est vraiment pas le paradis. Ce petit conte cornu va peut-être vous faire sourire et surtout vous rappeler que si certains récits frôlent le ridicule et le burlesque, celui-ci vous plongera tête première dans la fantaisie malgré son sujet sérieux. L’enfer, ce n’est pas drôle sauf que les fichus cornus s’efforcent surtout de soigner leur image envers les humains. Car ces petits êtres sont non seulement cornés mais surtout bornés! Voici : Tison et Angelo.

Chapitre 1

Aujourd’hui, c’est le premier jour de classe pour tous les petits diables de l’infernale cité des damnés. La vieille école du quartier le mieux crotté de la ville est l’illustre Sinistra, véritable laideur des basses connaissances où la majorité des démons de l’enfer se vantent d’y avoir fait leur maternelle. C’est dans cette institution réputée que le fils du démon du midi débute sa maudite instruction en compagnie de ses nouveaux camarades qu’il déteste comme de raison. On ne peut s’attendre à voir des malfaisants développer une quelconque amitié puisque cela est mal vu dans le royaume de Lucifer. Le petit Tison est vraiment fier d’occuper une place dans cette école ressemblant à un immense bidon d’essence.

Tison se fait remarquer par son professeur dès son arrivée en classe puisqu’il ne tarde pas à se battre avec les autres élèves. Il brise également les carreaux d’une fenêtre en jetant les livres à barbouiller qu’il n’aime pas. Cela lui vaut deux étampes de bonne attitude diabolique dans son premier bulletin scolaire. Évidemment, des petits camarades jaloux s’amusent à lui arracher son bulletin pour le déchirer avec grand plaisir. Tison retourne à la maison en pleurant à chaudes larmes. Mais c’est uniquement pour pratiquer sa première leçon apprise pendant la journée sur la manière de bien paraître devant les journalistes qui viendront bientôt faire un reportage sur l’enfer. Il ne faut surtout pas qu’ils s’imaginent que les damnés puissent vivre dans un lieu aussi lugubre sans pleurer tout le temps et grincher des dents. Donc, le petit démon rouge cherche à convaincre les passants qu’il sait pleurer comme un vrai malheureux. Toutefois, personne ne se laisse impressionner par ses imitations.

La maison de Tison se trouve au fond d’une sale ruelle dont l’aspect général fait penser à un dépotoir. Il suffit de voir les parterres pour en comprendre la raison. C’est rempli d’ordures ménagères de toutes sortes et surtout de vieux squelettes que les diables utilisent pour faire peur aux humains le soir de l’Halloween. On y retrouve également une foule de bouteilles de bière vides et même des vieilles fourches servant à présent de décorations. L’humble demeure du petit démon rouge pourrait se comparer à une cabane de bûcherons, recouverte de vieux drapeaux déchirés par endroits. Ceux-ci proviennent du magasin général de l’enfer. C’est Belzébuth lui-même qui le remplit avec ce qu’il vole sur Terre au cours de ses visites régulières en compagnie d’une armée de malfaisants. La porte d’entrée du démon du midi est vraiment particulière puisqu’elle est un simple rideau ayant jadis été le jupon d’une grosse dame dont nous avons oublié le nom.

Tison entre au salon où ses cornes s’accrochent à chaque fois dans les centaines de jupons suspendus au plafond par son père collectionneur. Lorsqu’il découvre la présence de son damné fils, sa première réaction est évidemment de le gronder.

- Veux-tu encore une fois regarder où tu mets tes sales cornes lorsque tu traverses mon musée, maudit malfaisant?

- J’aimerais bien les retirer pour te faire plaisir, mais heureusement que c’est impossible puisque j’aime ça te faire sacrer en entrant à la maison.

- J’espère que ta journée à l’école fut catastrophique, fils de malheur?

- Terrible! On a appris à hurler comme des damnés. Au début, personne ne savait y mettre du cœur jusqu’au moment où notre professeur s’amusa à nous jeter en bas du balcon de la classe pour nous faire peur.

- C’est stupide puisque les démons sont insensibles à la douleur.

- C’est vrai, mais comme nous sommes niaiseux à notre âge, on ne le savait pas en chutant du cinquième étage.

Le démon du midi donne un verre de jus d’acide sulfurique à son fils avant de le conduire devant une armoire crochue dans laquelle se trouvent les derniers jupons de sa collection.

- Regarde ce que je viens de rapporter de la Terre, petit morpion! Tu diras ensuite que ton paternel n’est pas le plus grand coureur de jupons de l’enfer.

- On dirait des sales morceaux de chiffons que je ne mettrais même pas pour déplaire à Lucifer.

- Je sais très bien que tu en baves de jalousie. Ce sont des jupons de grandes dames que j’ai fréquentées dans le célèbre château de Versailles.

- C’est quoi le truc pour séduire des porteuses de jupons?

- Tout est dans l’art de les regarder. Il faut savoir jouer des yeux et des sourcils pour ensuite sourire comme je le fais.

Le démon lui montre une sorte de grimace qui suffirait à faire fuir n’importe quelle dame.

- Tu as toutes les dents pourries et s’il faut que je me déforme la face comme la tienne pour obtenir un jupon, je préfère ramasser des torchons dans les poubelles de l’enfer, lui dit son fils effronté.

- Comment oses-tu prétendre que je suis laid? Crois-tu qu’on puisse se forger une réputation de démon du midi sans avoir fait la preuve évidente de son talent de charmeur, petit morveux?

- Tu devrais demander à Lucifer de te donner un miroir pour que tu regardes toi-même ta face de carême, crottes de damnés!

Le démon du midi rougit de colère et de la fumée sort de ses oreilles. Au même instant, une pierre traverse la fenêtre du salon et termine sa course dans la figure de notre diable. Le petit démon s’empresse de la ramasser afin de lire le message sur celle-ci.

- C’est un avis de convocation générale pour tous les diables du quartier, s’exclame Tison pendant que son père se frotte encore le visage.

- Ce maudit messager va finir par se faire lapider par la population s’il continue de livrer le courrier sans avertissement, s’écrie le père encore plus fâché.

- Si tu n’es pas satisfait de ses services, demande à Lucifer si tu peux le remplacer!

Cette fois-ci, le petit démon rouge a raison et son paternel belliqueux de nature préfère retourner dans son atelier où il répare les jupons déchirés avec une aiguille de cactus et du fil d’araignée. Son fils vient lui crier que le message demande à tous les diables d’assister à cette réunion spéciale, présidée par nul autre que Belzébuth, oncle de Tison. Toutefois, le démon du midi préfère ignorer cette invitation en répondant de sa voix aussi charmante que celle d’une corneille :

- Je n’ai pas de temps à perdre avec cette bande d’imbéciles qui passent plus de temps à la taverne du quartier qu’à occuper leur éternité.

- Veux-tu que je rapporte tes paroles à oncle Belzébuth pour voir si tu peux supporter sa fourche féroce entre les deux cornes? Tu sais ce qui arrive à celui qui ose insulter le bras droit de Lucifer, crottes de damnés?

- Ton maudit parrain semble terrifiant sur une photo publicitaire, mais je n’ai jamais eu peur de ses menaces. Tu peux lui répéter cela et, mieux encore, dis-lui que ses cornes ressemblent à celles d’une vache.

- Compte sur moi pour lui dire puisque c’est dans ma nature de créer des problèmes aux autres, crottes de damnés!

Tison sort en trombe de la maison et se dirige vers cette vieille taverne où tous les diables du quartier sont entassés devant le bar pendant que Belzébuth demande leur attention. Le sinistre personnage a parlé et un silence de mort plane alors dans la salle.

- Écoutez-moi bien, bande de malfaisants, avant que nous recevions la visite des journalistes en enfer. Il en va de notre réputation et de notre survie comme démons. Ces gens-là veulent écrire des articles sur la vie en enfer et s’attendent évidemment à y trouver des diables menaçants, des damnés pleins nos rues et surtout des conditions insupportables pour toutes ces âmes que nous devons torturer éternellement. Malheureusement, il nous faudrait plus de personnel pour répondre à tous ces critères. Il faudra donc nous organiser pour recréer ce lieu infernal en commençant par masquer notre taverne.

- Voyons, tu n’y penses pas?, gémit un pauvre diable. C’est vrai que nous avons une taverne, sauf que toutes nos bouteilles sont vides. Les journalistes vont bien voir que nous jouons seulement à faire semblant de boire.

- Pas question de les laisser visiter notre taverne, pauvre crétin. Tu vois cela en première page que les diables de l’enfer passent leurs journées à la taverne? Non, il va falloir la transformer en véritable lieu de supplices où nous serons obligés de boire du vinaigre et de manger des œufs pourris. Nous ferons même semblant de nous tordre de douleur à chaque bouchée.

- C’est stupide, s’exclame un démoniaque. Pourquoi faudrait-il nous priver dans notre bar pour des intrus qui recherchent des trucs à écrire sur l’enfer? Je propose plutôt une façon radicale de nous en débarrasser en les attachant par les pieds à nos catapultes élastiques. Ils vont sortir de notre monde à la vitesse de l’éclair. Lorsqu’ils se trouveront au-dessus des limbes, nous n’aurons qu’à couper les élastiques pour qu’ils chutent dans le royaume des innocents.

- Stupide toi-même, grosse tête de porc, lui dit Belzébuth. Tu sembles oublier que notre sort dépendra du genre d’article qui découlera de cette visite des journalistes. C’est Lucifer lui-même qui a songé à cette solution pour dissuader les mortels de choisir l’enfer comme lieu de villégiature après leur mort. Si les journalistes pondent des articles extrêmement négatifs sur notre monde, il va sans dire que peu d’âmes voudront venir en enfer. Autrefois, le royaume des damnés était riche en flammes puisque notre cité était bâtie sur un volcan. Les diables pouvaient s’amuser à se rougir ou noircir sans craindre le froid des ténèbres. Car vous savez tous que le feu est vital pour nous comme cette eau pour les poissons. Aujourd’hui, nous vivons confinés dans un bidonville où les flammes se font aussi rares que les bonnes intentions sur Terre. Il faut à tout prix ralentir cette migration de damnés qui ne cesse de croître et d’occuper les espaces anciennement réservés aux démons. Ces maudites âmes corrompues ont pris nos champs enflammés et même occupés nos anciennes cités comme de véritables envahisseurs sans scrupules. Il est vrai que St-Pierre a voulu nous punir d’avoir tenté les hommes. Nous n’avions pas prévu que nous aurions nos fidèles admirateurs en enfer après leur mort. Aujourd’hui, nous en payons amèrement le prix depuis que les religions cessent de parler des supplices que subissent les mauvaises âmes. Les gens ne croient plus aux démons et encore moins à notre royaume qui accueille toutes ces âmes qui se voient refuser les portes du ciel. Notre dernier recours fut de bâtir un mur entre le ciel et l’enfer afin d’empêcher les immigrés d’entrer chez nous. Nous les dirigions clandestinement vers les limbes et le purgatoire jusqu’au moment où les anges se postèrent devant les portes de ces deux royaumes pour les surveiller en permanence. Il en va de notre survie d’accueillir ces journalistes qui sauront ensuite semer la crainte de l’enfer dans la tête de leurs lecteurs. Ils rechercheront le ciel à tout prix. Évidemment, les riches ont de quoi se payer une bonne place, sauf que le monde céleste est si vaste qu’il y aura de la place pour le monde ordinaire. Lucifer compte sur nous pour recréer cet enfer raconté dans les livres. C’est du spectacle que nous allons faire et en mettre plein la vue à nos visiteurs.

Le discours de Belzébuth semble assez clair pour les diables des différentes bassesses hiérarchiques du quartier infernal. Il faut agir vite puisqu’un énorme travail attend les organisateurs de ce spectacle. Tison est tellement impressionné par l’éloquence de son oncle qu’il oublie de lui répéter les propos déplaisants de son père. Il sort de la taverne et se rend devant l’immense mur qui divise le ciel et l’enfer. Il n’a jamais su avant ce jour-là l’utilité d’une telle laideur qui divise en même temps la cité des damnées et celle des démons. Sa curiosité l’incite à vouloir grimper ce mur tellement haut qu’il ne peut en voir le sommet. Il s’aide de ses petites ailes de chauve-souris pour faciliter son ascension jusqu’au ciel…ou presque. Ce qu’il voit sur la cime aussi large qu’une terrasse le trouble énormément. Des drôles d’enfants vêtus de robes blanches et portant des ailes encore plus belles que les colombes s’amusent à courir sur des nuages et à se lancer des pelures de bananes. Le petit démon rouge est toutefois insulté de voir ces chérubins jeter ces ordures par-dessus les nuages avant de les examiner joyeusement chuter vers l’enfer.

- Dites donc bandes d’innocents, crie le colérique visiteur, prenez-vous l’enfer pour votre poubelle?

- Ce n’est pas de notre faute s’il est interdit de jeter des déchets au ciel, réplique un petit ange amusé par ce diable juché à quelques mètres seulement du paradis.

- Tu parles d’une maudite loi, crottes de damnés! Gardez vos sortes de peaux jaunâtres dans votre cour plutôt que dans la nôtre.

- Ce sont des pelures de bananes, dit l’un des anges en l’examinant d’un air attendri. Tu es un diable, n’est-ce pas?

- Un vrai de vrai. Comme je suis de la famille des malfaisants, je vous conseille de ne plus nous jeter vos maudites pelures sur notre tête, sinon…

- Sinon quoi?, questionne craintivement l’un des chérubins.

- Nous devrons faire la guerre.

- Nous n’aimons pas nous battre au ciel, dit un chérubin à la voix très douce. Par contre, s’il s’agit d’un simple jeu, tu veux bien nous en expliquer son principe?

- Tu es vraiment naïf, pauvre tête d’ouate! On fait la guerre pour défendre quelque chose sans plus. Je vais vous attaquer avec des pâtés de boue si je retrouve un seul déchet du ciel.

Décidément, le petit diable n’est pas le genre à faire de compromis avec ses nouveaux ennemis innocents. Tout de même, il sait qu’il n’a aucune chance de les attaquer sur leur territoire. C’est pour cela qu’il les défie en disant d’un air provocateur :

- On m’a dit que les anges étaient des peureux de nature. Je ne m’attends pas à vous retrouver sur des nuages militaires dans le cas où je devrais vous affronter, bande de mauviettes!

- Nous ne sommes pas des mauviettes, mais des chérubins. Mon nom est Angélo et voici mes deux meilleurs amis : Tourababel et Tournebien. Nous n’avions pas conscience de déplaire les habitants de l’enfer en jetant nos pelures qui brûlent très bien chez vous si c’est cela que tu veux savoir. Comme je l’ai dit, nous n’avons pas le droit de les jeter au ciel.

- Une poubelle ferait l’affaire ou encore une boîte dissimulée dans un nuage si vous n’aimez pas salir votre paradis.

- Quel est ton nom? Je vais suggérer ta proposition à St-Pierre.

- Je suis Tison, le fils du démon du midi. Tu es Angélo, le fils à qui?

- Le fils acquis? Mais non voyons, personne ne m’a acquis puisque je suis le fils de l’ange gardien.

- Je n’ai jamais entendu parler de lui malgré que je fréquente la célèbre école Sinistra.

- C’est quoi l’école Sinistra?

- Laisse donc faire! Ton ignorance est pardonnable puisque les anges vivent comme des légumes dans un potager. Vous ne faites rien de mal et même rien du tout. C’est mon père qui l’a dit.

- Les démons font toujours le mal et travaillent même mal. Cela je le crois puisque c’est mon père qui me l’a dit.

Tison réalise qu’il n’a pas le droit de se trouver sur ce mur et trouve un prétexte pour en redescendre. Il se retourne devant les chérubins et se penche pour montrer ses fesses rouges. C’est suffisant pour qu’ils désirent mettre un terme à cet entretien.

Une fois descendu, il se rend au magasin général dans le but d’y trouver des chaudières qui serviront à fabriquer ses pâtés de boue. Il croit fermement que les anges ne respecteront jamais ses interdits. Il faut donc qu’il se tienne prêt à leur faire une guerre terrible. L’objectif principal consistera à les faire chuter en dehors de leurs nuages. Mais à défaut de cela, il pense pouvoir salir leurs jolies robes. L’idéal serait de pouvoir souiller leurs ailes blanches ou mieux encore, frapper leurs auréoles. Tison vient de se trouver une cause importante à défendre et travaille pendant plusieurs jours à la fabrication de son armement. Il trouve même des câbles et des poulies pour hisser ses munitions sur son champ de bataille.

Les jours passent sans qu’il puisse prendre les chérubins en défaut. Cela le chagrine énormément puisqu’il aime malgré lui la compagnie de ceux qu’il considère comme ses ennemis.

Chapitre 2

Les journalistes seront en enfer dans quelques jours seulement. La taverne des démons ressemble à présent à une salle de torture dans laquelle les clients sont ligotés sur des chaises électriques. Des volontaires, surtout d’anciens condamnés à mort ayant de l’expérience montrent aux figurants comment simuler une contorsion du corps lorsque les faux bourreaux font semblant de les électrocuter. Évidemment, on ne peut se permettre d’utiliser une ligne de haute tension pour fournir le courant à ces anciennes chaises de barbier qui ont été modifiées pour les circonstances. À part les courroies qui imitent parfaitement celles des chaises électriques, on peut y voir une foule de vieux fils ramassés sans doute au dépotoir afin de servir de parure. Les journalistes n’auront sûrement pas envie d’aller voir derrières ces chaises pour vérifier l’embranchement de ces gros fils. De toute façon, ils vont déjà frissonner d’horreur en examinant les clients se faire gaver d’œufs pourris et ingurgiter de force un gallon de vinaigre avant leur exécution.

Juste derrière la taverne qui porte temporairement le nom évocateur de « bar électrique des damnés », se trouve un immense champ rocailleux. C’est parfait pour y recréer le « champ des remords. » Des centaines de figurants vont s’y rouler sur le sol, gémir de désespoir, se frapper la poitrine et s’arracher les cheveux en criant qu’ils regrettent le mal qu’ils ont fait dans leur vie. Alors, entrera en scène des démons monstrueux pour les taquiner de leurs fourches.

Mais les plus grandes attractions se passeront dans la capitale infernale des damnés de toutes sortes. Le problème, c’est que ceux-ci ne sont pas tous de bons sujets à exposer aux journalistes. Il faut des vedettes, des célébrités ou encore mieux, des dictateurs ayant leurs noms dans l’histoire de l’Humanité. Par conséquent, les petits criminels de grand chemin et les politiciens corrompus devront se contenter de petits rôles insignifiants dans les différentes activités offertes aux visiteurs. On y retrouva en première loge le célèbre Dracula, ainsi que Caligula et Hitler. Il y en aura plusieurs autres importants dans les vastes gradins d’horreurs et aucun dans le petit gradin d’honneur. Les journalistes pourront même s’entretenir avec eux après que Lucifer aura fait son discours d’accueil.

Il faut tout de même convaincre les damnés de jouer leurs rôles dans ce vaste spectacle qui en mettra plein la vue aux visiteurs de l’enfer. Il faut que des volontaires acceptent d’offrir leurs têtes pour créer l’immense montagne « des décapités. » Cela n’est pas douloureux, sauf évidemment le fait que des corps sans têtes ne puissent voir où ils mettent les pieds. On veut impressionner les journalistes en leur montrant justement ce qui attend les damnés en enfer. Après une première répétition, les victimes peuvent reprendre leur bien en attendant le moment où elles devront de nouveau offrir leur tête aux organisateurs. Malheureusement, plusieurs en profitent pour changer de personnalité en volant tout simplement la cervelle des autres. Une pauvre femme se retrouve avec la tête d’un ancien Turc barbu. Elle possède la preuve qu’un autre damné se promène avec sa tête, mais personne ne veut la croire.

Le palais de Lucifer est masqué par des lambeaux de chair synthétique. Une large tranchée a été creusée autour de celui-ci avant de la remplir de pétrole. Ainsi, les démons pourront simuler les hautes flammes qui doivent logiquement entourer la résidence du Maître de l’enfer.

Il existe une immense fournaise en enfer. On espère pouvoir la faire fonctionner correctement pour le spectacle. Puisqu’elle fut construite à l’époque d’Adam et Ève, il faut un véritable miracle pour en tirer un peu de chaleur. Une armée de démons tentent désespérément de la faire fonctionner en sacrant contre tous les saints du ciel.

Belzébuth a pensé remplacer les lampadaires de la rue principale par des torches vivantes. Il alignera de chaque côté d’un large boulevard pavé de charbons ardents artificiels une vingtaine de hauts piquets sur lesquels sont empalés des damnés. Même si cela n’est pas douloureux, on doit tout de même en remplacer quelques-uns qui souffrent de vertige.

Tous les vieux squelettes et de nombreux crânes qui traînent sur les parterres du quartier des démons vont servir à décorer les toits et les fenêtres des laides maisons de la rue principale. Au besoin, des artistes devront ramasser des gros cailloux pour les sculpter en forme de crâne. C’est vraiment important d’en mettre plein la vue aux journalistes.

Une armée de démons profiteront du passage des visiteurs pour fouetter les passants rassemblés de chaque côté de la rue. Pour ce grand spectacle macabre, les vieilles fourches sont repeintes en noir. Certains démons sont même trempés dans la teinture rouge pour qu’ils impressionnent davantage les traqueurs de nouvelles.

L’horreur et les châtiments sont à l’honneur. Belzébuth veut même faire crucifier des damnés pour effrayer ses invités. Cependant, le syndicat des anciens criminels s’oppose à laisser les bourreaux utiliser des vieux clous rouillés et crochus. L’organisateur prétend que c’est tout ce qu’on a pu trouver dans le royaume de Lucifer. On a même défait le sceau de l’enfer pour y prendre les quatre gros clous pourris.

Les anciennes sorcières se servent de leurs balais pour nettoyer le perron de leurs hideuses maisons. Belzébuth veut qu’elles participent au spectacle en voyageant sur leurs balais. Tout le monde sait très bien que des balais n’ont jamais volé dans les airs, sauf lorsqu’une ménagère mécontente décide de le lancer derrière la tête de son mari. Il va falloir que les spécialistes d’effets spéciaux de l’enfer organisent un système qui donnera l’illusion de voir des vieilles sorcières traverser le ciel infernal.

Une guerre mettant en scène l’armée du célèbre Attila et celle des démons sera présenté aux journalistes vers la fin de leur visite guidée. Lucifer a toutefois avertit Attila qu’il allait personnellement le crucifier s’il ose remporter la victoire sur les diables. Comme toute armée civilisée, celle des démons se trouve un drapeau qui représente une fourchette plantée dans une patate. C’est tout ce qui restait au magasin général de l’enfer. Ce drapeau servit jadis à représenter les cultivateurs de patates lors d’un concours international. Belzébuth interdit à quiconque de prononcer le mot patate. Il faut dire que ce drapeau représente la fourche d’un démon dans le cœur de l’ennemi. L’armée d’Attila doit se contenter d’une vieille nappe de cuisine comme étendard.

Les organisateurs comptent sur le sinistre empereur Caligula pour torturer des esclaves. Malheureusement, ce dictateur a peur du sang. Belzébuth ne peut également se fier à la présence du conquérant Alexandre Le Grand. Il vit seul au désert et passe son temps à courir comme s’il chevauchait un cheval invisible. Puis, subitement, il s’arrête et ordonne à son armée d’attaquer. Celle-ci n’existe pas plus que son cheval ce qui laisse supposer qu’il est quelque peu dérangé. On hésite à l’inviter rencontrer les journalistes puisque le pauvre Alexandre attaque tout ce qui bouge, incluant son ombre.

Tison tient à rencontrer le comte Dracula, son héros préféré qui vit à présent dans le quartier des célébrités de l’enfer. Sa demeure est un gros château de cartes dressé au sommet d’une colline. Par temps venteux, la construction s’écroule facilement sauf que Dracula rebâtit celle-ci en choisissant différents modèles à chaque fois. Lorsque Tison pénètre au salon, il voit le vieil homme penché légèrement devant un foyer artificiel. Il fait même semblant de se réchauffer les mains. Le petit diable remarque un objet enfoncé dans le dos de son héros.

- Tiens, voici mon jeune admirateur qui vient me visiter, lui dit Dracula en se retournant lentement.

- Je ne veux pas paraître indiscret, mais pourquoi avez-vous une dague plantée dans le dos?

- Pas une autre? C’est terrible comme j’ai de nombreux amis en enfer! S’il te plait, viens la retirer avant que je me présente devant Lucifer pour le grand spectacle.

Le petit démon s’exécute et donne ensuite la dague à son héros qui l’examine avec intérêt.

- C’est une fort jolie dague! Celui qui me l’a planté dans le dos devait sûrement m’en vouloir terriblement pour accepter de s’en défaire. Je vais la placer dans ma collection.

- Vous en avez plusieurs?

- Des milliers de couteaux, sabres et dagues, mon jeune ami.

- Tous ces trucs furent plantés dans votre dos par vos ennemis?

- J’en ai bien peur. Je pense que les gens ne m’aimaient pas sur terre.

- Est-ce vrai que vous êtes le maître de l’empalement?

- Disons que j’ai fait ma part dans ce domaine, sans plus! Les historiens m’accusent d’avoir fait empaler des milliers de victimes devant mon château. En réalité, j’utilisais des cadavres pour les exposer sur des piquets. Les laisser pourrir sur le champ de bataille ou au sommet d’un pieu ne changeait pas grand chose selon moi. Par contre, mes ennemis y pensaient à deux fois avant de m’attaquer. Le cruel et sanguinaire Dracula, c’était moi et pas les autres. Ma réputation fut sans doute exagérée après ma mort, sauf que j’aimais le sang.

- Un vrai vampire, quoi!

- Je n’ai rien contre avoir une réputation de vampire, mais de grâce, qu’on cesse de me faire transformer en chauve-souris. Je déteste cette bestiole.

Tison doit laisser Dracula rejoindre les autres célébrités de l’enfer dans le gradin des horreurs. Le spectacle commence et tout va se dérouler à merveille. Les journalistes ont tellement peur qu’il faut les changer trois fois de couches! À présent qu’ils s’en retournent sur Terre pour répandre des mauvaises nouvelles dans leurs journaux, il faut s’attendre à voir chuter de moitié le nombre d’âmes qui se retrouveront en enfer après leur mort. Le bureau de l’immigration compte même fermer ses portes d’ici deux mille ans. Les démons sont trop optimistes en s’imaginant qu’il suffit d’espérer le ciel comme lieu de villégiature. Les sectes qui mettent en pratique l’amour du prochain, la tolérance, la charité et la compassion occupent une toute petite place dans le catalogue des sectes populaires.

Après la visite des journalistes, il faut défaire les décors et retourner à ses activités monotones. Quelques vieux diables ont tout de même versé quelques larmes d’émotion pendant le spectacle. Celui-ci leur rappelait le bon temps où les démons étaient maîtres de l’enfer. Aujourd’hui, c’est le syndicat des damnés qui mène le bal. Même Lucifer est devenu uniquement un symbole d’une autre époque. Il est à prévoir que la race démoniaque va disparaître un jour de l’enfer afin de laisser de la place au progrès et à l’évolution. D’ailleurs, les jeunes malfaisants sont moins terribles et belliqueux que leurs ancêtres. Avec le temps, il est même possible qu’ils deviennent des bons diables.

Chapitre 3

Tison cherche des pelures de bananes sur le sol sans pouvoir en trouver une seule. Il souhaite voir les chérubins défier au moins une fois son interdit, sans quoi son armement deviendra inutile. Le petit démon rouge n’est pas assez sadique pour s’amuser à lancer de la glaise durcie sur ses ennemis. Il veut juste les salir, souiller leurs belles ailes blanches et noircir leur visage angélique avant que sa boue ne se fige dans les chaudières comme de la brique. Il décide d’aller voir ses ennemis. Angélo est assis sur un coin de nuage et mange un énorme morceau de gâteau des anges. Le diable en bave d’envie.

- C’est quoi le truc que tu tiens entre les mains?, demande Tison sans même s’annoncer.

- Tison? Je savais que tu reviendrais bientôt pour nous féliciter d’avoir respecté ton interdit!

- Vous jetez vos pelures dans une poubelle?

- Oh!, non, les poubelles sont interdites au ciel. Nous ne mangeons plus de bananes.

- Crottes de damnés, tu parles d’une manière sadique de régler le problème? Tu sais, à bien y penser, les pelures de bananes sont bonnes dans la soupe aux scorpions. C’est mon père qui me l’a dit.

- Oui? Comme ça nous pouvons jeter nos pelures en enfer?

- Je pense que les démons sont moins dédaigneux que les anges en ce qui concerne les poubelles. Je me demande pourquoi vous tenez tout de même à mener une vie d’ange. Tu sais c’est quoi la vidange?

- C’est la vie des anges, voyons!

- Non, mon père m’a dit qu’une vidange, c’est lorsqu’on vide quelque chose de sale. On vidange des égouts ou des fosses pleines de déchets.

Le petit diable est fier de pouvoir prouver à son ennemi qu’il est instruit. Puis, c’est évidemment une occasion rêvée de tenir un propos détestable. Il ne faut pas lui en vouloir de suivre sa nature de malfaisant. Étrangement, Angélo pardonne volontiers l’ignorance de Tison concernant la vie d’ange et lui propose de partager son gâteau. Le pauvre chérubin voit alors le démon rouge baisser les yeux en disant tristement :

- Je n’ai pas le droit de manger ce qui est propre. Par contre, si tu salis ton truc avant de le lancer sur le mur, j’aurai le droit d’y goûter.

- Tu veux que je salisse un gâteau aussi délicieux? Les lois en enfer sont vraiment bêtes à mon avis! Puis, comment veux-tu que je tache un morceau de gâteau des anges au ciel? Ici, c’est tellement propre qu’il n’existe même pas de poussière sur les meubles.

- C’est dommage puisque j’avais vraiment envie d’y goûter à ce qui ressemble à une éponge. C’est sans doute pour cela qu’il porte le nom de gâteau aux anges!

- Ce n’est pas drôle. Je cherche à t’aider et tout ce que tu réussis à faire, c’est de te moquer des anges.

- Ne sois pas fâché, voyons! Un démon est toujours désagréable même lorsqu’il veut être gentil. Si nous avions fait la guerre, tu pourrais te servir de la boue répandue sur ton nuage pour salir ton gâteau. Mais comme tu n’aimes pas te battre, je vais devoir oublier ce que tu m’avais offert.

- Sainte-Bénite! C’est ridicule comme situation.

- C’est vrai, sauf que cela pourra te fournir l’occasion de te salir les mains. Tu dois trouver cela ennuyant de toujours vivre à l’air pur, dans la propreté absolue et surtout dans un décor tellement beau qu’il finit par te fatiguer. C’est cela le problème des anges du ciel. Ils sont tellement habitués de voir le ciel qu’ils s’en fatiguent au point de flâner l’éternité sur des nuages. Ce n’est pas cela que j’appelle la vie de rêve!

- Tu crois que nous manquons de défi dans la vie? Pourtant, c’est tellement beau le ciel!

- Écoute, tête d’ouate, la beauté est une notion discutable puisque les vraies choses ne sont pas toujours aussi belles dans la réalité. Par exemple, les démons sont méchants et personne sur terre, au ciel ou en enfer ne peut dire que c’est faux. Donc, si je te dis que je suis un diable méchant, est-ce que tu vas me croire?

- Sûrement!

-Puis, si je te dis que mes illustres ancêtres vivaient au ciel avant de se faire jeter en enfer, tu me crois aussi?

- Oui, j’ai appris cela dans notre cours d’histoire à l’école.

- C’est ça! Maintenant, est-ce que les anges du ciel sont moins bons depuis qu’ils ont fait la guerre à mes ancêtres?

- Non, ils sont tous très doux et gentils comme moi!

- Alors pourquoi crains-tu de jouer à la guerre? Si nos ancêtres se battaient entre anges, cela n’a pas rendu les choses pires ou meilleures.

- Tu veux jouer à la guerre et je veux jouer à la paix. Ce n’est pas dans ma nature d’avoir envie de me battre.

- Voyons, est-ce que tu vas me refuser l’unique solution pour obtenir du gâteau? Je n’ai pas le droit de lancer de la boue au ciel, sauf si c’est pour me défendre. C’est écrit dans notre entente entre les anges et les démons. Si un ange nous attaque, il faut le repousser avec de la boue.

- Je n’ai jamais lu cela dans nos livres mon pauvre Tison! C’est seulement indiqué qu’il faut se défendre jusqu’au bout.

- Écoute, on ne va tout de même pas se disputer à propos d’une insignifiante interprétation. Que se soit jusqu’au bout ou avec de la boue ne change pas le fait que nos livres parlent de livrer un combat.

- Mon père a dit que c’était mal de se battre.

- Il doit sûrement te mentir, pauvre naïf! On ne peut pas se prétendre l’ange gardien ou protecteur si on refuse de se battre pour protéger quelqu’un.

- Ce n’est pas la même chose. On peut défendre quelqu’un ou s’attaquer à quelqu’un. Je réalise que tes notions sur le bien et le mal laissent grandement à désirer.

- Tu crois cela? Tu es vraiment convaincu que tu fais uniquement le bien? Comment appelles-tu alors un chérubin qui offre un morceau de gâteau à son prochain sans pouvoir tenir sa promesse lorsqu’il réalise que l’autre va l’accepter uniquement s’il est sale? C’est bien selon toi de me laisser sur ma faim à cause d’une loi qui m’interdit de prendre ce que tu m’offres? Le mal, c’est de refuser de salir ce morceau de gâteau pour me faire plaisir. En faisant la guerre, j’aurai le droit de t’envoyer de la boue et tu pourras ensuite t’en servir pour salir le gâteau.

- D’accord, faisons cette maudite guerre, Sainte-Bénite! Je te préviens que je vais la faire pacifiquement.

- Je m’en fous, tu sais! L’important c’est de gagner la guerre.

Vraiment excité à l’idée de lancer de la boue à un ange, le petit démon s’agenouille rapidement devant ses quelques chaudières et fabrique des tartelettes noires avant de crier à son ennemi assis sur son nuage :

- La guerre est déclarée!

- C’est ça, je vais attendre qu’elle finisse en me berçant sur mon cumulus.

Un premier projectile passe à quelques mètres du nuage.

- Manqué!

- Attend, j’ajuste mon tir.

- Encore manqué!

- Crottes de damnées, tu es trop haut.

- Si tu veux faire la guerre, commence par t’armer de patience.

Le petit démon rouge lance au moins une centaine de projectiles sans succès. Il réalise qu’il lui reste une seule boule dans sa dernière chaudière à munitions.

- C’est de ta faute, Angélo, si je suis à cours de munitions.

- C’est cela, accuse-moi maintenant de t’être ruiné à me faire la guerre!

Le nuage descend lentement pendant que l’ennemi dissimule un pâté de boue derrière son dos. La stratégie du diable fonctionne à merveille lorsqu’il voit le chérubin dans son champ de mire. D’un geste rapide le dernier missile noir est lancé à bout de bras et atteint sa cible immaculée entre les deux ailes.

- Tu m’as menti Tison, gémit alors le chérubin qui voit l’énorme tache sur sa jolie robe.

- La guerre n’est pas faite pour raconter la vérité à l’ennemi, mais une saleté où tous les coups sont permis.

- J’aurais dû me douter de tes mauvaises intentions, Sainte-Bénite.

- En attendant que cette tache se nettoie d’elle-même sous la pluie, tu veux bien y frotter le morceau de gâteau avant de me le lancer?

- Tu crois qu’il va pleuvoir bientôt puisque j’ai une pratique de chorale dans quelques heures? Je ne voudrais pas que mes camarades me posent des questions sur l’origine de cette tache.

- Tu as peur de leur dire que tu as joué à la guerre?

- Non, dis plutôt à la victime de celle-ci. J’ai surtout peur d’avouer m’entretenir illégalement avec un démon de l’enfer. Tu sais bien qu’on ne devrait même pas se parler entre nous?

- Oui, sauf que c’est plus excitant de vivre dans l’illégalité que de faire comme les autres. Tu peux garder ton gâteau si tu penses avoir des remords de m’avoir connu.

- Je n’ai aucun remord, juste de la déception. Comment veux-tu développer une amitié durable entre nous si tu passes ton temps à me mentir?

- J’ai agi en véritable chef militaire en obtenant ma victoire par la ruse. Tu ne peux m’en vouloir pour cela.

Tison obtient finalement le prix de sa victoire dès que le chérubin lui jette un gros morceau de gâteau après l’avoir frotté sur la tache qui s’étend sur sa robe. Angélo est ému de voir avec quelle frénésie le petit démon rouge s’attaque à cette sucrerie inconnue en enfer. Malgré lui, il prend en compassion la misère des habitants du royaume des peines et du désespoir. Il préfère s’éloigner discrètement sur son nuage. Il retourne sur la route principale qui traverse entièrement le ciel en tentant de dissimuler la souillure laissée par Tison. Heureusement pour lui, St-Tour-de-Passe-Passe vient en sens inverse et remarque aussitôt le désarroi du chérubin. Il passe sa main devant le vêtement qui redevient aussi pur qu’avant. Ce saint homme sourit tout le temps et ne pose jamais de question avant ou après avoir accompli un miracle. Il poursuit ensuite sa route, entouré par des oiseaux de toutes les couleurs.

De son côté, Tison réalise qu’il vient de goûter à une sorte de fruit du paradis puisque c’est la première fois de sa vie qu’il connaît la différence entre les fruits amers de l’enfer et ce qui est sucré. Il jure en lui-même qu’il saura bien obtenir d’autre gâteau de celui qu’il considère déjà comme son meilleur ennemi.

Quelques jours plus tard, des démons se rencontrent à la taverne pour discuter de cette pluie de pelures de bananes qui vient de tomber dans un champ situé près du mur. Tison ne tarde pas à réaliser que les chérubins ont cru bien faire en se cotisant entre eux pour offrir des pelures qui pourront servir à améliorer le goût de la soupe aux scorpions. Le petit démon rouge se sent coupable d’avoir affirmé cela à Angélo. À présent, il doit avertir au plus vite son ennemi de cesser l’envoi de cette manne céleste avant que Lucifer ne porte plainte à St-Pierre. Lorsqu’il se retrouve au sommet du mur, il n’y voit personne. Toutefois, Angélo a laissé son nuage si près du mur que le diable parvient à le rapprocher en se servant de sa fourche. Il traverse ainsi de l’autre côté sans difficulté. Évidemment, il réalise qu’il vient de poser les pieds dans un royaume interdit aux habitants de l’enfer.

L’intrus se présente devant une petite grille recouverte de jolies fleurs multicolores. Il se pince les narines puisqu’il déteste l’odeur de celles-ci. Il n’y pas de serrure à cette petite porte située quelque part dans ce coin du ciel. Le démon rouge se risque à pénétrer dans un jardin inconnu et regarde craintivement autour de lui. Comme l’endroit est désert, il avance prudemment pour traverser ce genre de petit parc fréquenté essentiellement par les enfants et les chérubins. Au bout du jardin se trouve un sentier magnifique. Notre visiteur est vraiment audacieux ou pire encore, insensé pour se risquer à l’emprunter. Tison tient solidement sa fourche comme un soldat rassuré par son arme. En réalité, un tel objet primitif ne fait peur à personne. Par contre, le glaive ardent des anges protecteurs est à craindre si le diable rencontre l’un d’eux sur sa route. Il arrive bientôt derrière une vieille dame occupée à nourrir les oiseaux. Le petit effronté lui dit pendant qu’elle est dos à lui : « Dis-moi la vieille, c’est par où que je passe pour me rendre à la maison d’Angélo? » La pauvre sainte se retourne et s’évanouit dès qu’elle voit cette petite horreur de l’enfer. « Crottes de damnés, s’exclame le petit diable étonné, les gens sont tellement faibles au ciel qu’ils s’évanouissent sur les routes! »

Tison voit bientôt un nuage dangereux piquer sur lui. Il le crève sans hésiter et voit alors le jeune conducteur de ce cumulus étendu sur le sol. Il se relève lentement pour aussitôt se faire menacer par le petit démon.

- Pourquoi m’as-tu attaqué?

- Je ne t’ai pas attaqué si tu veux le savoir. Mon nuage ne voulait plus s’arrêter et s’en mis à piquer ensuite vers le sol.

- Je ne te crois pas. Tu es Tourababel n’est-ce pas? Si tu ne me dis pas où je peux trouver Angélo, je vais te battre.

- J’ignore où il se trouve. Je ne suis pas sa nourrice à ce que je sache?

Tison lui saute à la taille et un combat débute entre eux. Toutefois, un vieux moine s’empresse de venir les séparer. Le démon préfère fuir dès qu’il réalise que sa présence attire pas mal de curieux. Il se réfugie dans la cour arrière d’une magnifique résidence au-dessus de laquelle se trouve un arc-en-ciel. Puisque des pas se rapprochent rapidement, le fugitif en sueur entre dans cette maison. Il fige sur place en voyant St-Pierre assis derrière une console qui ferait l’envie de tous les services secrets sur Terre. Sur un gigantesque moniteur, le vieillard peut voir tout ce qui se passe au ciel. Évidemment, il a déjà suivi le déplacement de Tison jusqu’à chez lui et se retourne lentement pour lui dire d’une voix paternelle :

- Pourquoi te caches-tu dans un coin, petit démon? Ton nom est Tison et tu voulais rencontrer Angélo pour lui demander de faire cesser ces pluies de pelures de bananes sur ton quartier. C’est bien cela, n’est-ce pas?

- Tu vas me faire torturer avant de me renvoyer en enfer?

- Non, nous sommes au ciel et personne ici ne pratique ces abominations envers les autres. Je vais sûrement devoir te renvoyer chez toi par la porte de service si tu me promets de ne pas revenir te promener dans nos rues. Tu dois comprendre qu’il y a des âmes ici qui sont scandalisées par ta présence.

- Comme cette vieille que j’ai vue s’évanouir devant moi?

- Tu dois admettre que c’est plutôt rare de voir un petit diable au ciel. Je ne peux t’autoriser à visiter notre monde de peur que d’autres tentent de t’imiter. Par contre, je n’ai pas le droit d’empêcher Angélo d’aller te tenir compagnie lorsque tu demeures sur ton mur. Votre amitié ne pourra jamais être approuvée par le ciel et l’enfer puisque vous ne possédez pas les mêmes valeurs.

- Angélo n’est pas mon ami. C’est mon meilleur ennemi.

- Oui, je te crois!

St-Pierre montre ensuite une petite porte au fond de la pièce. Tison va l’ouvrir et se retrouve aussitôt en bas du mur. Il retourne chez lui en se disant que St-Pierre serait un meilleur père que le démon du midi. De son côté, Angelo doit se présenter devant l’illustre gardien des clefs du ciel. St-Pierre lui dit ainsi :

- Je viens de renvoyer Tison en enfer. Puis-je savoir ce qui t’incite à vouloir discuter avec ce petit diable?

- C’est la compassion qui me motive, très saint Père.

- Dans ce cas, je veux bien te laisser lui parler. Tout de même, sois vigilant et n’oublie jamais qu’un diable possède naturellement ce don de tentateur. Tison n’est pas véritablement méchant sans quoi je manquerais de sagesse en t’autorisant cette forme de fréquentation quelque peu singulière. Ce démon est mal élevé comme tous ceux de sa race. Tu ne parviendras jamais à le convertir si cela était dans tes intentions. Le mieux serait de tenter d’adoucir ses mœurs puisque Tison deviendra un jour un grand diable qui travaillera à la réforme politique et sociale de l’enfer. Je ne peux t’en dire plus sur son destin.

Ainsi, Angélo réalise qu’il a un rôle à jouer dans l’évolution de Tison en ayant une influence positive sur lui. C’est uniquement pour cette raison que St-Pierre déroge aux traditions célestes qui veulent empêcher toute forme de dialogue entre les anges du ciel et les démons de l’enfer sans tenir compte que ces derniers sont originellement de la même famille. Il va sans dire que le chérubin va régulièrement se faire reprocher par ses semblables d’entretenir un lien avec ce petit diable et que Tison devra également affronter la caste des démons belliqueux qui refusent d’évoluer. L’enfer est devenu une sorte de mythe avec les millénaires. Les jeunes diables ne sont pas responsables des guerres entretenues jadis entre les anges et tentent comme Tison de se démarquer de leurs ancêtres. Ils sont encore très primitifs et il faudra des réformateurs pour les guider vers un meilleur futur. Mais avant de réformer les autres, il faut faire soi-même ce changement de mœurs. Tison est ce genre de petit diable qui sait se montrer sensible malgré les apparences.

Tison se retrouve le lendemain au sommet du mur pour tenter d’obtenir un autre morceau de gâteau aux anges de son ennemi inséparable. L’autre veut lui en offrir la moitié sans rien exiger en retour. Toutefois, le petit diable préfère l’obtenir par la victoire. Il trouve un prétexte pour déclencher une nouvelle guerre.

- J’ai appris à l’école que les auréoles sont simplement le chiffre « 0 » permanent qui indique la valeur des anges et des saints.

- Ce n’est pas drôle.

- La vérité n’est jamais drôle. Au moins, j’ai perdu mon pari en prétendant à mes camarades que les auréoles étaient plutôt des petits bancs de toilettes.

Cette fois-ci, Angélo en a assez et se retourne pour ne plus entendre les sottises de son ennemi. Il reçoit un pâté de boue dans le dos. Le petit ange perd alors les nerfs et place ses mains au-dessus de sa tête pour aussitôt faire pleuvoir des boules d’ouate remplies de plumes. Tison ressemble à présent à une poule rouge. Le chérubin ne peut s’empêcher de rire ce qui rend Tison encore plus frustré. Les pâtés de boue pleuvent à leur tour sur le chérubin et la guerre reprend de plus belle.

C’est ainsi que se termine cette première aventure de nos deux petits anges. Il faut s’attendre à voir un jour le curieux chérubin s’aventurer en enfer dans le but d’aller voir comment vit son ami Tison. Mais cela est une autre histoire…

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